You are currently viewing Le poison de l’attention : quand la société nous apprend à ne regarder que ce qui va mal

Le poison de l’attention : quand la société nous apprend à ne regarder que ce qui va mal

Il est un mécanisme si subtil, si ancré, que nous en oublions même son existence. Il modèle notre regard, façonne nos émotions, altère nos pensées. Il est partout, en sourdine, tissant une toile invisible autour de nos perceptions : l’obsession sociale et médiatique du malheur.

Dès l’enfance, nous sommes baignés dans un climat qui privilégie l’alerte au calme, le drame à la tendresse. À peine savons-nous marcher que l’on nous apprend la prudence, non comme une conscience du vivant, mais comme la peur d’une chute possible avec ces phrases : « attention tu vas tomber ». « Ne saute pas, tu vas te faire mal ». À l’école, on souligne et sanctionne nos fautes avant même d’encourager nos progrès et nos petites et grandes victoires.
Au quotidien, dans la presse ou à la radio, les nouvelles défilent : catastrophes, agressions, meurtres et guerres, tandis que les bonnes nouvelles, les belles initiatives et les moments de  joie sont relégués au rang des futilités.

Nous avons grandi dans un monde où l’on attire notre regard vers les malheurs, le sombre.

Et nous avons fini par croire que c’était là la réalité toute entière.

L’industrie de la peur

Les médias, qu’ils soient traditionnels ou numériques, sont passés maîtres dans l’art de capturer notre attention. Et pour cela, ils utilisent la plus vieille recette du monde : le choc émotionnel.  Un fait divers sordide retiendra davantage l’attention qu’une œuvre de solidarité. Un accident tragique sera plus hypnotisant qu’une innovation au service de l’humanité. Une défaite sera disséquée encore et encore, tandis qu’une réussite personnelle ou collective passera en bas de page, s’il reste de la place.

Pourquoi ?
Parce que la peur attire, la peur fascine. Parce que notre cerveau reptilien, avide de survie, est instinctivement programmé pour réagir d’abord au danger, au chaos, à l’alerte.

Les rédactions le savent.
Les algorithmes le savent.
Les médias audiovisuels l’ont institutionnalisé avec leurs chaines qui diffusent en continu comme BFM et CNEWS.

Ainsi, chaque jour, chaque heure, notre regard est aspiré vers le trou béant de la noirceur du monde.

Non pas pour nous informer réellement. 
Non pas pour nous aider à comprendre ou à agir.
Mais pour capturer notre temps, notre énergie, notre capacité à ressentir et pour nous laisser exsangues, désorientés, prêts à consommer encore un peu plus de ce qui nous épuise moralement et émotionnellement, jour après jour.

Les effets délétères sur l’âme humaine

À force de contempler l’effondrement, nous perdons notre propre verticalité intérieure.
– La première blessure, invisible mais profonde, est celle de l’anxiété diffuse. Cette sensation insidieuse que le monde est un lieu hostile, que l’autre est un danger potentiel, que l’avenir est un gouffre.
– La deuxième blessure, plus terrible encore, est celle de l’impuissance apprise. À force de voir les catastrophes se succéder sans possibilité d’agir, nous cessons de croire en notre propre capacité à transformer le réel. Nous devenons spectateurs fatigués de notre propre vie.
– La troisième blessure est celle de la perte du goût des jolies choses, des bonheurs simples, de l’émerveillement.
Quand tout ce que l’on regarde est noir,on s’habitue à l’obscurité, et le cœur, lentement, se dessèche.

Les fractures sociales silencieuses

Au-delà des blessures individuelles, c’est tout le tissu social qui se délite sous l’effet de cette focalisation permanente sur ce qui va mal.

La méfiance devient norme. La colère se fait bruit de fond. La division s’insinue entre les êtres, chacun retranché derrière son journal ou son écran, persuadé que l’autre est un danger, un rival, une menace et que le ciel va nous tomber sur la tête. 

Le lien se défait. La parole se crispe. La solidarité et l’entre-aide deviennent suspectes.

L’attention captée par le malheur nous fait oublier que l’autre est avant tout un être comme nous, avec ses moments de joie et ses peines, ses réussites et ses échecs.

Nous ne savons plus voir.
Nous ne savons plus écouter.
Nous ne savons plus rencontrer l’autre.

Reprendre le pouvoir sur son regard

Et pourtant, une autre voie est possible. Non pas une voie naïve, qui nierait la complexité du monde, mais une voie consciente, qui choisirait délibérément où porter son regard.

Car ce que nous regardons nourrit ce que nous devenons.

« Nous voyons ce que nous portons en nous. » écrivait Goethe. Et ce que nous portons en nous dépend aussi de ce que nous choisissons de regarder.

Nous avons cette responsabilité-là : choisir ce que nous laissons entrer en nous. Refuser d’être les marionnettes des émotions dictées par les médias. Refuser de nourrir la haine, la peur, l’indifférence.

Cela ne signifie pas détourner les yeux des malheurs du monde. Cela signifie apprendre à voir tout : la douleur, et les renaissances. La violence et les gestes d’amour et de tendresse.

L’urgence de réapprendre à voir

Il est urgent, vital même, de rééduquer notre regard. De retrouver la capacité d’émerveillement, non comme une fuite, mais comme un acte de résistance intérieure. De rééquilibrer l’attention pour ne pas sombrer dans la désespérance organisée.

Aller chercher la beauté, la simplicité, la douceur, n’est pas fuir la réalité. C’est tout au contraire y entrer pleinement, avec lucidité et force. C’est refuser de se laisser happer et dévorer vivant par la machine à broyer les âmes.

Chaque geste de conscience est le refus de la soumission.
Chaque sourire offert malgré la peur ambiante est une révolution intime.
Chaque moment de gratitude est une victoire contre le cynisme ambiant.

Conclusion : réapprendre où regarder

Le monde ne changera pas par décret. Il changera parce que des êtres, vous, moi, debout malgré les vents contraires, auront choisi de le voir autrement.

Nous avons ce pouvoir-là.
Nous l’avons toujours eu.

Il est temps de le reprendre. Car là où nous portons notre regard, nous nourrissons la mort ou toutes les couleurs de la vie.

Laisser un commentaire